Après avoir quitté le Togo, nous entrons au Ghana avec Yaya par le nord. Le poste frontière se trouve au milieu de la forêt, une petite hutte où les policiers effectuent leur inspection. Après avoir passé l’inspection, nous nous retrouvons en territoire Konkomba et Dagomba. Nous décidons de visiter le premier village que nous rencontrons en chemin. Nous sortons de la jeep et cette fois-ci, je n’attends pas que Yaya parle. Puisque l’anglais est parlé au Ghana, je présume pouvoir communiquer par moi-même. Le jeune homme que je croise sur le bord de la route me sourit ; je lui retourne le sourire et lui dis que je suis heureux de visiter son beau pays. Il ne me répond pas, mais me prend par la main et me conduit vers une grande hutte, Yaya me suit. Dans cette hutte, il y a une sorte de trône, une chaise en plastique, quelques bancs en bois, des tapis et… un cheval ! Il m’indique de prendre place sur la chaise en plastique et disparaît. Yaya m’explique que tout le monde ne parle pas anglais, surtout dans les villages reculés, et que nous communiquerons donc par son intermédiaire. Entre-temps, le jeune homme arrive, avec le chef du village et d’autres personnalités locales. Nous nous asseyons selon la hiérarchie : le chef sur le trône, Yaya et les notables sur les bancs en bois, les autres par terre sur des nattes… Et le cheval est toujours avec nous. Nous discutons aimablement pendant une vingtaine de minutes, on m’offre à boire, Yaya parle de moi et de mon voyage, et puis..,
lentement, nous prenons congé. Nous reprenons notre marche et partons visiter le village des sorcières. C’est un village qui accueille des hommes et des femmes accusés d’avoir provoqué, par des maléfices et de la sorcellerie, des événements graves, comme la mort d’un jeune, une maladie soudaine, une mauvaise récolte… Avec ces accusations, la vie dans leur village devient impossible, et la seule façon de survivre est de partir. Heureusement, ils trouvent l’hospitalité dans des lieux comme celui-ci. L’accueil est bienveillant, mais pas aussi amical que d’habitude. Ils me sourient, mais avec prudence.
Pour la première et unique fois de tout le voyage, ils ne m’invitent pas à entrer dans leurs cases, mais nous restons à discuter à l’ombre des arbres. Je comprends vite la raison de tant de prudence : ils craignent que l’arrivée de l’homme blanc, et donc des touristes, ne rende ce village populaire, ce qui nuirait non pas tant à leur tranquillité qu’à leur sécurité, car les villageois de leurs villages d’origine sauraient où les trouver. Je repars avec un sentiment de tristesse qui m’amène à penser aux nombreuses blagues stupides que l’on fait tous les jours sur la malchance d’une personne et aux conséquences que ces blagues pourraient avoir, si elles étaient prises au sérieux. Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Tamale, où je passe la nuit.
Le lendemain matin, nous partons tôt et commençons par visiter quelques villages Dagomba, qui se caractérisent par leurs maisons rondes au toit de chaume. Tout le monde est sympathique, mais je remarque qu’un garçon se plaint de quelque chose à Yaya. Je le laisse expliquer de quoi il s’agit : le garçon dit que tout le monde vient au village pour prendre des photos, mais qu’il ne voit jamais ces photos. Je lui dis qu’il a raison et lui promets de lui envoyer les photos que je prendrai. Il est content et me donne l’adresse de la mission voisine pour les recevoir. Je prends une photo de lui en gros plan, rien que pour lui, afin qu’il se souvienne de moi lorsqu’il recevra ma lettre dans quelques semaines ou quelques mois. Nous continuons notre route, notre objectif du jour étant la forêt sacrée. En chemin, nous trouvons un village Peul, nous nous arrêtons. L’accueil est, comme toujours, très chaleureux. Il n’y a qu’un seul homme dans le village, les autres sont au travail, mais il est plein de femmes et d’enfants, tous portant des vêtements colorés. Nous discutons, nous prenons des photos tous ensemble, puis nous nous disons au revoir, mais nous voyons qu’un homme nous poursuit. C’est le chef du village, qui a entendu parler de nous et qui est venu nous saluer. Il nous demande de prendre des photos avec lui aussi, nous en prenons une main dans la main, signe d’une véritable amitié. Nous nous arrêtons pour manger sur un marché le long de la route, j’achète de l’igname grillée. Je l’enveloppe dans un journal italien, dans la page des annonces immobilières de Crémone.
Dans l’après-midi, nous arrivons à la forêt sacrée de Fiema Boabeng, où vivent les petits singes Monas, de couleur vert-brun, qui n’ont pas peur de l’homme et entrent dans les maisons pour voler de la nourriture. Il y a aussi les singes Colobus, dont le corps est recouvert de longs poils noirs, à l’exception de la queue et du visage cerclé de blanc. Ces singes, qui sont protégés dans cette forêt, sont en danger car ils sont recherchés pour leur fourrure et leur viande. Ils vivent à la cime des arbres de la forêt, complètement indifférents à l’homme. Je suis frappé par le cimetière des singes. Comme ils sont protégés ici, chaque singe a un nom et, lorsqu’il meurt, une tombe. Je passe la nuit à Techiman, et demande à Yaya de la nourriture africaine : j’aimerais goûter le fameux fufu, un plat typiquement ghanéen. Yaya est terrifié à l’idée que je puisse avoir mal au ventre, et demande à la direction de l’hôtel de le préparer avec de l’eau minérale. Je le goûte, c’est un délice, et en bon Africain, même si ce n’est que par adoption, je le mange avec les mains. Après le dîner, nous nous rendons dans un bar situé juste à l’extérieur de l’hôtel, pour regarder les matchs de la Coupe d’Afrique des Nations. Je suis la seule personne blanche dans le bar, et en fait je suis la seule personne blanche depuis une semaine, à tel point que j’ai oublié que j’étais blanc, mais les visages étonnés des enfants me le rappellent.
Le lendemain, vendredi, nous nous rendons à Kumasi, l’un des points forts de ce voyage. Ancienne capitale du royaume Ashanti, riche en histoire et en culture, Kumasi ressemble à Naples l’image d’une ville disciplinée et ordonnée. Nous sommes bloqués dans les embouteillages pendant deux heures avant d’arriver, les voitures jaillissent de toutes parts et vont dans toutes les directions, aux ronds-points c’est le chaos total, même Yaya est stressé. Nous parvenons à atteindre le centre, et même à nous garer. Je suis frappé par le nombre de chauves-souris qui volent dans le ciel. Nous faisons une visite imprévue au zoo local, qui est intéressant en raison des chimpanzés. Sinon, des animaux tristes et abandonnés. Nous visitons ensuite le marché en plein air, l’un des plus grands d’Afrique-Occidentale. C’est immense, une ville dans la ville. Bien que je sois avec Yaya, et bien que je sois le seul blanc, donc facilement reconnaissable, je prends des points de repère, au cas où je me perdrais dans ce labyrinthe. Tout se vend au marché, dans le chaos et la gaieté typiques des marchés africains. Étant la seule personne blanche, plusieurs vendeurs, et surtout vendeuses, me demandent de m’approcher et de prendre une photo avec eux. Bref, j’ai mon quart d’heure de célébrité. Après le marché, nous visitons les musées et le palais royal, pour apprendre un peu d’histoire de cette magnifique région.
Le samedi commence par une visite matinale du village d’Adwumase, où j’assiste à diverses activités, telles que la production de vin de palme, de cacao et le tissage du kente, une étoffe locale prestigieuse. Nous nous rendons ensuite en ville, où je rencontre le guide local : c’est la première personne de tout le voyage à me demander ouvertement pourquoi je voyage seul (une question qui me sera posée de nombreuses fois à l’avenir). Le point culminant de la journée est une invitation à des funérailles typiquement ashanti, qui se tiendront dans l’après-midi. Je dis que j’espère que personne n’est mort, ce à quoi on m’explique que des gens sont déjà morts et qu’il s’agit d’une cérémonie commémorative, que la famille organise lorsqu’elle en a les moyens. Le samedi est le jour des funérailles ashanti, il y en a dans toute la ville. Il me dit qu’il m’a invité à un enterrement avec un groupe d’Allemands. Je lui réponds en plaisantant que je n’ai plus l’habitude des blancs ; il me prend au sérieux et me dit qu’il va changer mon enterrement. Pendant que tout cela s’organise, nous avons le temps d’aller manger. Je vais avec Yaya dans un restaurant en plein air et cette fois je goûte au banku, un fufu à base de farine de maïs. En bon Africain, je mange avec les mains, provoquant l’approbation des Ghanéens, serveurs et clients, et le dégoût des touristes blancs. Rassasié, je suis enfin prêt à me rendre à l’enterrement, mais je me sens triste. Je me suis habillée en gris, pour être dans le thème. On me dit de ne pas être triste, et que je suis libre de prendre autant de photos que je veux. Cela me semble un peu absurde. Je demande s’il y a des règles de comportement et on me dit de saluer la famille (c’est la moindre des choses) ; je reconnais la famille parce que tout le monde porte la tunique rouge traditionnelle, alors que les autres invités sont surtout vêtus de noir. La défunte est une dame de 63 ans (elle est décédée au même âge que ma mère), mère de cinq enfants, qui a vécu plusieurs années au Canada. Je me rends sur le lieu de l’événement : les funérailles occupent une rue entière, barricadée comme il se doit ; au début de la rue, il y a un petit autel avec des fleurs et une grande photo de la défunte, au bout de la rue, les instruments de musique qu’un groupe utilisera pour le concert. Le long de chacun des trottoirs, trois rangées de chaises, heureusement maintenues à l’ombre par quelques bâches qui nous protégeront du soleil brûlant. La première rangée de chaque trottoir est occupée par des personnes vêtues de rouge, des membres de la famille. Je réalise alors qu’ils sont une centaine, comme dans nos grandes familles du sud de l’Italie. Je m’aligne comsciencieusement pour serrer la main, et je me rends compte que presque tout le monde se serre la main distraitement, mais… La mienne est la seule main blanche, on la remarque, alors ils lèvent tous les yeux vers moi et commencent à me parler. « Bienvenue aux funérailles », « Comment allez-vous ? », « Merci d’être venu », « Bienvenue au Ghana », « Bienvenue à Kumasi » sont quelques-unes des choses qu’ils me disent. Une fois les salutations terminées, ils décident de m’asseoir au premier rang avec la famille, et la torture des salutations continue. Au bout d’une heure, profitant d’un moment de calme, je passe au deuxième rang, d’où je peux observer plus calmement. La musique continue, s’interrompant parfois pour faire des annonces, l’ambiance est effectivement festive.
Dimanche, nous quittons Kumasi pour nous rendre à Axim à travers la forêt tropicale. Nous nous arrêtons près de la rivière Pra pour observer le travail des chercheurs d’or, qui tamisent le sable pour en extraire des fragments. Nous arrivons à Axim et passons la nuit dans un hôtel sur la plage, un bel hôtel et une plage interminable. Je regrette de ne pas avoir prévu plus de jours à Axim, on se croirait dans un paradis désert. Le lendemain matin, j’ai encore deux heures sur la plage, toute seule, avant d’aller visiter le château portugais d’Axim : un enfant me sert de guide. Nous nous rendons ensuite au château d’Elmina, construit en 1482 par Christophe Colomb et Bartholomé Diaz, sous l’autorité portugaise, dans le but d’exploiter l’or trouvé dans la région.
Le château deviendra, comme celui d’Axim, une prison pour les esclaves en attente de départ pour les Amériques. Je me sens presque malade pendant cette visite, je ressens tout le poids et l’angoisse de l’histoire. A l’extérieur du château, je rencontre deux garçons de 17 ans, avec qui je suis toujours en contact : Matthiew, qui joue au football comme gardien de but, rêve de l’équipe nationale, et me vend un gros coquillage (que je possède toujours) sur lequel il écrit un message d’amitié, et Isaac, tenant son petit frère, qui me vend un bracelet du Ghana. Yaya propose, en supplément, de visiter le château de Cape Coast, pour compléter les châteaux d’esclaves. Après la visite, nous nous rendons à l’hôtel pour notre dernier dîner dans ce merveilleux pays.
Le lendemain, nous partons pour Accra, pour une visite de la capitale avant de nous rendre, le soir, à l’aéroport, d’où mon avion décollera pour un vol de nuit. Une ville dynamique, une métropole, avec une alternance de quartiers anciens et modernes, riches et pauvres. La visite la plus intéressante a été celle de l’usine de sarcophages. Je ne pense pas devoir préciser que j’étais le seul visiteur, et pourtant j’ai vécu une expérience intéressante et amusante, car cette usine développait des cercueils et des urnes aux formes les plus impensables, qui étaient vendus dans le monde entier : j’ai vu des urnes
en forme d’ananas, de bouteille de coca, pour ceux qui, à la fin de leur vie, souhaitaient être incinérés ; des cercueils en forme d’avion, de bateau, pour ceux qui préféraient l’enterrement. Bref, la fantaisie au pouvoir!
Le soir tombe, il est temps de dire au revoir à Yaya et d’aller à l’aéroport ; nous rentrons en Europe, le cœur plein d’une nouvelle conscience, débordant de nostalgie. C’est bien vrai ce que me dit Yaya au moment des adieux : « Tu quittes l’Afrique, mais l’Afrique ne te quitte pas ».